« Et si c’était vrai… (ou les Malheurs judiciaires de Sophie)
L’année 2020 s’annonce particulièrement difficile pour Sophie, jeune mère de famille havraise, fraîchement divorcée.
Sophie vient de faire l’objet d’un licenciement économique et s’inquiète légitimement pour son avenir et celui de ses 2 enfants.
Elle est d’autant plus préoccupée qu’elle ne parvient pas à recouvrer la somme de 1.500 € qu’elle a prêtée voilà 6 mois à Nathalie, une collègue de travail, qui lui avait alors annoncé un remboursement rapide.
Alors qu’elle se trouve arrêtée à un feu rouge, Sophie est soudain menacée par un homme armé qui l’éjecte violemment de son véhicule avant de s’en emparer pour prendre la fuite.
Fort heureusement, Sophie est une femme volontaire.
Elle est déterminée à faire valoir ses droits et à foi en la justice.
Le plus urgent à ses yeux est de veiller au bien-être de ses enfants.
Si elle vient de perdre son emploi, le père de ceux-ci a récemment fait l’objet d’une promotion et a emménagé avec sa nouvelle compagne qui n’est autre que sa responsable hiérarchique qui bénéficie de revenus nettement supérieurs aux siens.
Sophie, dont la situation financière lui permet de bénéficier d’une aide juridictionnelle partielle, prend par conséquent rendez-vous auprès de son avocat afin de saisir le Juge aux Affaires Familiales d’une demande d’augmentation de la pension alimentaire fixée dans le cadre de la procédure de divorce.
Sophie apprend alors que le JAF ne peut plus désormais examiner ce type de demande et qu’elle doit s’adresser au Directeur de la CAF qui fixera de façon forfaitaire le montant de la pension alimentaire en tenant compte uniquement des revenus de Sophie et de son ex-mari La loi de programmation pour la justice vient en effet d’entrer en vigueur apportant son florilège de mauvaises nouvelles et dispositions iniques pour les modestes justiciables provinciaux.
Battante de nature cependant, Sophie décide de se rendre au Tribunal d’Instance du HAVRE pour obtenir une décision contre Nathalie qui ne lui a pas remboursé la somme qu’elle lui a prêtée.
Sophie a eu vent en effet de la procédure d’injonction de payer dont la mise en œuvre serait simple, rapide et gratuite.
A son arrivée, il règne un silence inhabituel au Tribunal d’Instance du HAVRE : la grille est baissée, les portes sont closes.
Quelque peu décontenancée, Sophie décide d’aller se renseigner au Palais de Justice du HAVRE où une deuxième surprise de taille attend Sophie : il lui est indiqué que loin d’être exceptionnelle, la fermeture du Tribunal d’Instance, juridiction de proximité, très accessible pour le justiciable, est définitive puisqu’il a disparu. Plus exactement, le Tribunal d’Instance a été absorbé par cette grande machine judiciaire qu’est le Tribunal de Grande Instance…
Et, absorption ou pas, de toute façon, le Tribunal d’Instance ne peut plus connaître des requêtes en injonction de payer : ces demandes sont maintenant centralisées et doivent être adressées au service compétent par voie électronique.
Sauf que Sophie fait partie de ces 10 millions de Français qui n’ont pas accès à Internet…
La CAF à la place du JAF,
Paris au lieu du Havre,
Internet comme mode de communication imposé :
C’est ça alors la justice moderne : lointaine, désincarnée, inaccessible pour le justiciable lambda ?
La sonnerie du téléphone portable de Sophie retentit : c’est le commissariat qui l’informe de ce que l’auteur de son agression a été interpellé.
Il s’agit d’un braqueur multirécidiviste pour lequel plusieurs procédures pénales sont en cours.
Sophie reprend espoir : elle va pouvoir être accompagnée par son avocat depuis son dépôt de plainte jusqu’à la Cour d’Assises où un jury populaire, constitué de personnes animées des mêmes préoccupations qu’elle, va participer à l’œuvre de justice.
Ce que Sophie ignore cependant c’est que désormais les victimes d’infractions pénales ne peuvent plus bénéficier de l’aide juridictionnelle pour une audition ou une confrontation au cours de l’enquête de police.
En d’autres termes, Sophie devra affronter seule les étapes de l’enquête pénale quand sa présence sera requise.
Ce qu’elle ne sait pas non plus, c’est qu’elle devra se rendre devant le Tribunal criminel départemental uniquement composé de magistrats professionnels, et non plus devant un jury populaire.
Son agresseur, quant à lui, sera peut-être physiquement présent à l’audience ou peut-être pas s’il a opté pour la visioconférence.
Sophie n’est plus volontaire ni déterminée.
Elle est résignée et découragée.
En définitive, l’année 2020 sera bien plus éprouvante que ce qu’elle craignait. »
Les vicissitudes que rencontre Sophie dans son parcours judiciaire sont assurément fictives à ce jour.
Elles ne le seront plus à l’avenir si le projet de loi de programmation pour la justice actuellement examiné au Sénat et à l’Assemblée Nationale était adopté en l’état.
Le Gouvernement exprime le vœu louable de parvenir à une « justice plus rapide, plus efficace, plus moderne ».
Les solutions qu’il préconise pour y parvenir conduiraient cependant à instaurer une justice déshumanisée, éloignée du justiciable, coûteuse, parfois privée de juge pour être déléguée à des personnes privées.
Cette conception de la justice n’est absolument pas celle des Avocats du Barreau du Havre qui expriment ici leur profonde inquiétude quant au projet actuellement en débat car ils demeurent profondément attachés à l’égalité des citoyens dans l’accès à une justice de qualité, une justice humaine, une justice proche des justiciables et une justice efficace.
La justice française n’a nullement besoin d’être réformée en profondeur. Elle a uniquement mais urgemment besoin de moyens.